ROLAND SABATIER lettrisme

 
 

Cette réalisation a été publiée dans la revue Lettrisme no 40-41-42, Avril-Juin 1975 et reprise dans Roland Sabatier, « A l’Ombre de, sous l’ombre, sous ombre de, Œuvres esthapéïristes et supertemporelles », éd. Psi, 1978. Elle a été présentée en public, le 29 avril 1977, à la Galerie Lovreglio de Nice dans l’exposition « L’Art corporel lettriste hypergraphique et infinitésimal ». Une version filmique de cette réalisation a figuré dans «Anti-cinéma (lettriste) & Cinémas lointains 1964-1985», au Garage Cosmos de Bruxelles en 2014.

(ARC 75-80)

Texte encadré placé sur un mur du lieu de l’exposition:

« Cette œuvre propose comme particules infinitésimales et supertemporelles la création d’expressions systématiquement aimables ou laudatives allant du simple compliment et du sourire admiratif aux déclarations les plus glorificatrices et les plus dithyrambiques jusqu’aux attitudes de vénérations en passant par les gages et les preuves d’amitiés que traduisent les services rendus et les cadeaux offerts.

Ces expressions aux contenus indifféremment réels ou simulés seront échangées par les participants à des moments et pour des durées fixés par eux-mêmes ou par les organisateurs.

Ainsi, dans le cadre et les limites de cette manifestation, les partenaires auront recours à la flatterie hypocrite la plus basse et au plus vulgaire « passage de pommade », mais ils pourront également, dans l’optique d’une éthique grossière, du genre surréaliste, voir sincèrement l’intégralité d’un être mériter une sympathie totale, comme, s’ils le désirent, dans une compréhension nucléaire de la discipline des rapports humains, ils peuvent chercher à déceler chez leurs interlocuteurs de rencontre les éléments on parties d’éléments, qui, dans l’aspect, les propos, la vie ou les actes, leur apparaitront comme les plus réussis, les plus satisfaisants ou, a la rigueur, les moins mauvais; éléments que l’on doit normalement pouvoir découvrir, même en nombre réduit, chez l’être humain le plus dénué d’intérêt. Les personnes les plus détestables ou les plus insignifiantes peuvent, du moins de temps en temps, faire la preuve d’une idée juste — même si elle ne leur est pas personnelle — au sujet de l’hygiène, du temps qu’il fait ou de tout autre sujet quotidien, comme elles peuvent posséder des cheveux vigoureux, une belle montre ou tout simplement un bon fonctionnement digestif ou des ongles propres.

Ce sont, entre autres, ces caractéristiques réelles ou imaginées que les participants s’efforceront de rechercher chez les autres pour énoncer à partir d’elles des formulations gratifiantes, également réelles ou simulées, qui, naturellement, ne devront pas être utilisées en elles-mêmes, mais servir comme autant de points de départ concrets a l’imagination d’autres expressions possibles ou impossibles, en rapport ou non avec l’éthique.

Les participants peuvent s’introduire dans l’œuvre en exécutant uniquement des expressions exigées d’un type particulier, mais l’accomplissement général sera d’autant plus dense et varié qu’ils emploieront à des moments différents, et surtout avec de mêmes interlocuteurs, toutes les ressources des attitudes de sympathie, connues ou inédites, feintes ou sincères. La limitation dans le temps de ces séances esthétiques de louanges et d’encensements, leurs interruptions ainsi que leurs divers changements de partenaires devront être considérés comme autant de chapitres d’une œuvre infinitésimale et supertemporelle amicale, unique, à jamais ouverte dès le jour de son homologation, aux générations présentes et futures. Je propose que le premier chapitre, ou la première séquence de cette esthapéïrie soit réalisée dans une galerie, à partir de la présentation de mes hypergraphies.

Au cours de ce qui ressemblera a un vernissage, la présence des amateurs sera justifiée pour autant que chacun d’eux formule des critiques exclusivement aimables ou dithyrambiques a l’égard des œuvres proposées, de leur auteur, puis du courageux directeur de la galerie.

Il va de soi que les journalistes — comme d’ailleurs tous les autres invités — dont les idées seraient opposées a celles de l’esthétique exposée, devraient laisser leurs formules belliqueuses ou polémistes à la porte, sinon ils seraient à contre courant des buts recherchés par cette manifestation, et, de ce fait, devraient en être écartés pour aller s’exprimer ailleurs, ou éloignés, du moins provisoirement, jusqu’à ce qu’ils aient compris que l’art demeurera toujours une structure indépendante de la vie.

Après avoir abandonné le lieu de l’exposition, les participants peuvent, s’ils le désirent, poursuivre individuellement ou avec de nouveaux partenaires la réalisation de cette œuvre, à la condition qu’ils acceptent de parler d’elle ou de ce qu’ils y ont vu, en termes de sympathie. Il en est de même pour les critiques professionnels qui pourront continuer à s’exprimer, dans le sens convenu, dans leurs rubriques habituelles, parlées ou écrites. »

Roland Sabatier

(juillet / août 1975)



MUSÉE SUP : LES EXPRESSIONS AIMABLES ET LAUDATIVES, LE COM-PORTEMENT LETTRISTE MIMÉ PAR LA CRITIQUE CONTEMPORAINE

Par Guillaume Robin

Dès lors qu’il s’agit d’évoquer l’Esthétique relationnelle, mouvement relatif à la pensée unique de Nicolas Bourriaud, qui, à cet effet, prendrait en compte le tissu social et les connexions humaines comme les points de départ d’un nouvel art, on ne peut cesser de penser à Roland Sabatier, une des figures majeures du Lettrisme qui, tout à sa capacité à approfondir les disciplines formelles depuis plus de 50 ans, avait déjà eu recours à la communication et la participation entre les hommes pour favoriser et fortifier les valeurs qu’Isidore Isou avait soulevées dans les années 50.

Autant dire que cette Esthétique relationnelle, déjà dépassée avant même d’avoir été promue « post-moderne », était irrecevable au regard des réalisations de l’artiste lettriste, qui tenait plus que tout à proposer une vision neuve dans l’organe du mouvement lettriste. Les œuvres de Rikrit Tiravanija, Philippe Parreno, Pierre Huyghe, Maurizio Cattelan ne pouvaient donc devenir qu’une faible réverbération des agissements de Sabatier, qui utilisa avec majesté le cadre participatif au travers de l’Esthétique imaginaire afin de servir son travail. Sabatier, en ce sens, n’est le sosie d’aucuns, il inféode au plus prés, depuis son entrée dans le groupe en 1963, ses actes de création à la pensée lettriste, seule organisation réflexive et novatrice d’après-guerre.

Ici, il est question de l’œuvre Le Musée Sup : les expressions aimables et laudatives. À travers ce parachèvement conceptuel situé dans un cadre super-temporel, l’artiste redonne vie à la perpétuation d’agissements expressifs. Il convoque les spectateurs de cette œuvre à communiquer au travers d’expressions thuriféraires, propos flatteurs et paroles inspirantes se ralliant à l’admiration. Chaque partenaire activant les ressources de ce Musée Sup pourra alors échanger, communiquer, s’accomplir dans un effort de sympathie envers l’auteur de l’œuvre. Les animateurs de ce théâtre d’un nouveau genre, hors-norme, pourront ensuite poursuivre leurs efforts à la sortie de l’exposition, promulguant un réseau d’opinions inédites.

Si cette œuvre entre en résonnance avec les questionnements de certains artistes contemporains, ceci n’est pas le fruit du hasard. Le Musée Sup date de 1975 – publié à cette date dans Lettrisme n°40-42 - et a été présenté en public le 29 avril 1977 à la Galerie Lovreglio de Nice. Il faut arriver à situer son propos dans l’histoire. En ce sens, il faut bien dire que Roland Sabatier a réussi son coup. Cette signature artistique, qui lance le contemplateur dans l’action, est surprenante, ludique et se sert de l’énergie des témoins présents. À l’avant-garde de l’avant-garde, son caractère révolutionnaire fait déjà figure de référence dans l’histoire des formes modernes et surpasse de loin les tentatives postérieures de figures « arrivées » dans l’Art contemporain.

Qu’à cela ne tienne, nous n’avons pas fini d’entendre parler des innovations de Roland Sabatier. Aujourd’hui, il est très probablement l’un des seuls à vouloir, contre tous, faire valoir et imposer un nouveau système de pensée, unique en son genre, militant et créateur.

Guillaume Robin, mai 2013


Guillaume Robin est l’auteur de Lettrisme, le bouleversement des arts, Ed. Hermann, Savoir Lettres, Paris 2010.




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ROLAND SABATIER

MUSEE SUP:  LES EXPRESSIONS AIMABLES ET LAUDATIVES

(1975)