ROLAND SABATIER lettrisme
ROLAND SABATIER lettrisme
ROLAND SABATIER :
L’ART INFINITESIMAL OU L’IMAGINATION COMME ART
Dans Introduction à une esthétique imaginaire ou Mémoire sur la particule artistique infinitésimale, paru en 1956 dans le numéro 7 de la revue Front de la jeunesse, Isidore Isou dévoilait la forme infinitésimale ou esthapéïriste (de esth: esthétique ; et apeiros : innombrable ou infini) qui ouvrait à l'ensemble des arts une exploration inédite, plus riche encore que celle, déjà illimitée, proposée auparavant sur le plan du concret visuel avec l'hypergraphie.
Il suffit d'imaginer le franchissement de "l'élément pour que celui-ci cesse d'être considéré comme immuable et devienne une valeur passible de changement, c'est-à-dire inédite".
De là, et par analogie avec Leibniz et Newton, les données concrètes de l'art se dépassent dans l'infiniment grand comme dans l'infiniment petit pour se retrouver, dans l'insaisissable, sous la forme de virtualités.
L'esthapéïrisme, l'art imaginaire ou infinitésimal est composé de particules imaginaires obtenues à l'aide de tout moyen plastique ou extra-plastique, visible ou non, dépourvues de leurs sens immédiats, acquis, et acceptées autant qu'elles permettent d'imaginer d'autres éléments inexistants ou possibles.
En se posant, par le biais de la notation-tremplin, le problème de la perception au-delà du concret et de l'imaginaire, l'esthétique nouvelle devait se préoccuper sur un plan artistique de la mutation des sens, qui établit la substitution d'un organe à un autre, de la télesthésie, ou la sensation à distance, et, tout particulièrement, de la création de sens inédits, inconnus à ce jour.
Ce sont donc des surfaces blanches, des injonctions brèves, des espaces dissimulés, à la limite n'importe quoi ou rien, qui sont les traits communs des œuvres qui se réclament de cette esthétique.
A partir de ces données accessibles qui en caractérisent à la fois le fonctionnement et la notation, ces œuvres sont, en cet état premier, autant de "partitions" proposées pour susciter chez l'amateur des élaborations mentales qui sont les potentialités innombrables, toujours fuyantes et sans cesse changées, de beautés intériorisées.
Car, si c'est bien à partir de formes objectives, déterminées, qui, en premier lieu les suggère, que ces œuvres se présentent, c'est surtout au delà d'elles, très exactement dans l'originalité pure et en dehors de toutes formes concrètes possibles, qu'elles se réalisent.
Le donné-à-voir (mais qui est aussi : à-entendre, à-toucher, à-goûter, à-sentir, etc.) se pose comme pur symbole notatif d'un voir-entendre-toucher-goûter-sentir authentiquement transcendant reconduit sur le plan de l'inconcevable comme les inédites valeurs élémentiques, rythmiques, mécaniques ou thématiques des disciplines du beau et de l'émouvant.
C'est donc l'établissement d'une communication sensorielle, différée, transposée ou substituée, essentiellement et perpétuellement projetée dans la dimension imaginaire, que cet art propose et souhaite parvenir.
Sur le plan strict des moyens de réalisation ou de l'infrastructure méca-esthétique dont tout art a besoin pour fonder ses éléments, notamment en ce qu'elles sont explicitement ouvertes à l'avenir, les œuvres de l'art infinitésimal dépassent le temps pour se développer, se contredire, se modifier dans un inachèvement sans fin, en intégrant continuellement l'ensemble des valeurs médiatisées par les interventions de ses publics présents et futurs. Ce fondement neuf, littéralement transfini, est le cadre supertemporel.
Déjà, dans Ésthétique du cinéma publiée en 1951-52, et par des accomplissements fondés sur le débat, homologués à cette époque au Musée de l’Homme, Isidore Isou proposait, pour la première fois dans l'histoire de l'art, l'intervention du spectateur dans I'œuvre ou I'œuvre réduite à la seule intervention des participants; secteur dont il fixera le caractère indépendant, distinct par rapport aux matières formelles, et à partir duquel il concevra le cadre supertemporel ou art sup, fondé exclusivement sur l'accomplissement spécifique, infini et authentique du public.
L'œuvre débat, où la réalisation esthétique se réduisait aux discussions des spectateurs sur une œuvre possible, a été présentée dans le domaine formel, plus précisément dans le cinéma, en 1951. L'application de cette création à la plastique a engendré le manifeste de l'art plastique aoptique ou rhétorique, offert au public dans le cadre de l'exposition du festival d'avant-garde de Paris, en 1960. C'est après cette manifestation que l'expression transfinie s'étendait pratiquement à l'ensemble des territoires formels, et, dans la peinture, donnait lieu à de nouveaux textes et réalisations que présentaient durant la même années, les galeries l'Atome et Valérie Schmidt au moment où Isou faisait paraître en librairie L'art supertemporel suivi de Le polyautomatisme dans la méca-esthétique, l'ouvrage le plus significatif et le plus complet dans cette dimension.
Avec le cadre supertemporel, la forme esthapéïriste ou infinitésimale se voyait ainsi complétée par une mécanique ou un support de même nature, proposant aux participants des cadres formels vides, non travaillés, tels que des toiles, des pinceaux, de la terre, etc., pour qu'ils puissent eux-mêmes, ou d'autres participants, les compléter, les recommencer, les abandonner ou les reprendre à nouveau, indéfiniment, durant des siècles et des siècles.
Cette mécanique — qui n'est qu'un fragment de l'art infinitésimal — "forge pour la première fois une oeuvre qui intègre et dépasse le temps, parce qu'elle se construit d'une façon incessante, et se forge durant des générations et des générations de producteurs". Isidore Isou est donc le premier artiste qui oblige ses futurs spectateurs à travailler réellement sur ses œuvres, à apporter certains ou tous les éléments, à les fabriquer même et surtout à exécuter chaque œuvre dans tous ses détails formels.
Comme simple support à renouveler, au même titre que les autres composants contenus dans la méca-esthétique, cette expression ne peut se substituer aux formes esthétiques, seules primordiales. Elle doit être envisagée comme l'ouverture d'une œuvre qui reste à fabriquer, a construire ou à détruire, indéfiniment, par des participants toujours renouvelés, et cela, bien au delà d'une unique exposition, durant des vies entières, en intégrant et en proposant sur les plans thématiques les valeurs les plus progressistes des branches de la connaissance et notamment les apports du lettrisme dans l'ensemble des branches philosophiques, scientifiques, techniques et artistiques du savoir et de la vie.
Autour d'Isidore Isou des créateurs informés des nécessités novatrices de l'art trouvaient dans les structures esthapéïristes et supertemporelles les matières de beautés et de sources d'émotions neuves.
Leurs œuvres rigoureuses marquent ces terrains dont ils ont construit les rythmes de développement et de destruction, soit dans le contexte de l'art inédit, soit dans une relation avec les matrices spécifiques des arts existants.
A l'intérieur de l'ensemble des disciplines de la beauté leurs propositions visionnaires suscitent les imaginaires dynamiques de l'homme en constant devenir et s'imposent comme les chefs d'œuvre de l'art idéal.
L'histoire nous a montré que les idées nouvelles sont reprises dès leur apparition, soit par des successeurs intelligents et créateurs, soit par des aventuriers faussaires qui les dégradent dans des systèmes antérieurs.
Comme l'art infinitésimal représente l'étape la plus avancée du domaine esthétique, les imitateurs superficiels et trompeurs ne semblent pas être encore arrivés a ce stade d'avant-garde.
Les rares artistes, surgis à la même époque et plus massivement dans les années 1970-1980, dont les propositions et les formulations pourraient s'identifier aux œuvres du groupe esthapéïriste, restent encore, en dépit de l'apparence d'immatérialité de leurs réalisations, préoccupés par l'exploration de l'objet réel dont il s'approprient des situations ou des visions extrêmes (le vide, la pensée, les définitions, etc.) pour les signer en tant que telles, longtemps après Marcel Duchamp et les dadaïstes, comme des nuances supplémentaires, mais devenues banales — surtout depuis l'apparition du lettrisme plastique et de l'hypergraphie — du ready-made.
Ce sont les successeurs intelligents et créateurs, devenus nos camarades, qui sont aujourd'hui les seuls représentants de l'esthétique imaginaire.
Dans l'art comme dans les autres territoires culturels, toujours en avance dans l'exploration de la création authentique, les lettristes demeurent à l'avant-garde de l'avant-garde.
Roland Sabatier (1988)
INFINITESIMAL ART OR IMAGINATION AS AN ART
The magazine Front de la Jeunesse (Youth Front) edited Introduction à une esthétique imaginaire ou Mémoire sur la particule infinitésimale (Introduction to an imaginary aesthetics or dissertation on the infinitesimal artistic particle) in 1956. Isidore Isou unveiled the infinitesimal or "esthépéïriste" (from esth : aesthetics and apeiros : innumerable, infinite),which opened up the whole of arts to a new exploration, richer still than that, already unlimited, offered by hypergraphy on the level of the visual concrete.
One needs only to imagine the overstepping of "the element for it to cease being considered as immutable and to become a value liable to change, that is to say novel."
From then on, in analogy with Leinniz and Newton, the concrete facts of art overstep themselves in the infinitely great as well as in the infinitesimal to be found again, in the indiscernable, in the form of virtualities.
Esthapéïrisme, imaginary or infinitesimal art is composed of imaginary particles obtained with the aid of any plastic or extraplastic mains, visible or not, devoid of their acquired, immediate maining, and accepted as far as they allow to imagine other possible or inexisting elements.
Approaching the problem of perception beyond both the concrete and the imaginary from the angle of the springboardnotation, new aesthetics was to be concerned, on the artistic plane, with the mutation of senses, which establishes the substitution of an organ for another, with "télesthésie", or sensation from a distance, and, especially, with the creation of new senses, still unknown today.
It is therefore white surfaces, brief injonctions, hidden spaces, possibly anything or nothing, which are the common features of works claiming to draw from this new aesthetic.
From those accessible facts, which characterize both their functioning and their touch, these works are, in this primal state, as many "partitions" given to arouse in the artlover mental elaborations which are the innumerable potentials, always vanishing and ceaselessly changed, of interiorized beauties.
For, if these works indeed present themselves through determined, objective forms, which at first suggest them selves it is mainly beyond those forms, precisely inside the pure originality and outside any possible concrete form, that they are achieved.
The makesee (but also : makehear, touch, taste, feel, etc.) claims to be a pure notative symbol of a seeheartouchtastefeel authentically transcendant, renewed on the level of the inconceivable, as the new elementical, rhythmic, mechanical or thematie values of the disciplines of the beautiful and the moving.
On the strict level of the means of realization, or of the "mecaesthétique" (mechaaesthetic) infrastrucfure, which any art needs to base its elements on, notably in that they are explicitly open to the future, the works of infinitesimal art go beyond time to develop, to contradict, to modify themselves in an endless incompletion, while continually integrating the whole of the mediatized values through the intervention of its present and future audience. This new foundation, litterally transfinite, is the supratemporal framework.
Already, in Esthétique du cinéma, published in 195152, and through accomplishments based on the debate, sanctionned in those days at the Musée de l'Homme, Isidore Isou, for the first time in the history of art, proposed the intervention of the spectator in the artist's work, or the work of art reduced to the participants sole intervention ; a field whose independant character he will determine, distinct from the formal materials, and from which Isou will conceive the supratemporal framework or "artsup", founded exclusively on the audience's specific, infinite and authentic accomplishment.
L'œuvre débat (litterally: debate as work of art) reduced the aesthetic realization to the audience discussing a possible work ; this was first presented, as part of the formal field, especially in cinema, in 195 1. This creation, applied to plastic art, gave birth to the manifesto of aoptical or rhetorical plastic art, shown to the public at the exhibition of the Paris festival of avantgarde in 1960. After this demonstration, the transfinite expression reached most of the formal territories ; in painting, this lead to new texts and realizations, presented the saine year in artgalleries such as Valérie Schmidt's or l'Atome. At the saine time, Isou's works, L'art supertemporel, followed by Le polyautomatisme dans la mécaesthétique (polyautomatism in mechaesthetics), the most significant and complex book, in this dimension, ever to be published, were available in bookshops.
The supratemporal framework then completed the "esthapéïriste" or infenitesimal forrn with mechanics or a support of the saine nature, giving the participants empty formal frameworks, that had not been worked on, such as canvasses, brushes, earth, etc., so they themselves, with others, could add to them, do them up again, abandon or start them again, indefinitely, for centuries and centuries.
These mechanics — which are only a small part of infinitesimal art — "forge for the first time works that integrate time as well as go beyond it, because they build themselves ceaselesly, and forge themselves throughout generations and generations of producers." Isidore Isou is therefore the first artist who forces his future audience to really work on his works, to bring to them either some or all the elements, even to make them and, above all, to execute all the formal details of each of his works.
This art therefore proposes and wishes to attain the establishment of a sensorial communication, defered, transposed or substituted, essentially and perpetually projected into the imaginary dimension.
As a mere support to be renewed, just like all the other components of the mechaesthetics, this expression cannot be substituted to the only essential thing : the aesthetic form. It must be viewed as the opening of an art work that still remains to be executed, to be constructed or destroyed, indefinitely, by an ever renewed participating audience ; ancrthis well beyond only one exhibition ; during entire lives ; integrating and offering on thematic levels the most progressive values in the fields of human knowledge ; notably, what letterism brought to those different branches of knowledge and life : philosophy, science, technics and art.
Around Isidore Isou, anyone creative, informed about the innovatory necessities of art, found in the "esthapéïriste" and supratemporal structures matters of beauty and sources of new emotions.
These artists rigorous work mark those fields whose rhythms of development and destruction they have constructed, either in the context of novel art or in relation to specific wombs of existing arts.
Inside the disciplines of beauty as a whole, their visionary propositions arouse the imaginary dynamics of the constantly avolving man and emerge as the materpleces of ideal art.
History has shown us that ideas are taken up again as soon as they appear, either by intelligent and creative successors or by scheming forgers who degrade them in earlier systems.
Just as infinitesimal art represents the most advenced stage of the aesthetic sphere, superficial and deceitful imitators do not seem to have reached this stage of avantgarde.
The few artists, appearing at the saine epoque or, in a greater number, in the seventies and eighties, whose propositions and formulations could identify with the works of the "esthapéïriste" group, still remain, in spite of the appearing immateriality of their realizations, preoccupied with the exploration of the real object. They appropriate its situations or extreme visions (emptiness, thought, definitions, etc.) to sign them as such, and long after Marcel Duchamp and the DadWists, as supplementary nuances, but now banal especially since hypergraphy and plastic letterism , of the readymade.
It is the intelligent and creative successors, now our companions, who are today the only representatives of imaginary aesthetics.
In art like in other cultural fields, the letterists, still advanced in the exploration of authentic creation, remain avantgarde of the avantgarde.
Roland Sabatier (1988)
Texte publié dans L’Art infinitésimal ou imaginaire (1956-1988).Editions Galerie de Paris, 1988.