ROLAND SABATIER lettrisme

 
 

LA MEMORISATION ESTHETIQUE

par Roland Sabatier


La polythanasie esthétique acceptée et explorée jusqu’à la toile blanche, au-delà de l’apparence concrète de l’œuvre anéantie, on peut imaginer toutes les combinaisons formelles qui résulteraient de la prise en considération du souvenir que l’auteur ou des amateurs auraient conservé d’une œuvre — ou des secteurs d’une œuvre — avant qu’elle ne soit totalement anéantie.

La poursuite d’un accomplissement artistique jusque dans la mémoire des hommes – au travers des méandres du conscient et de l’inconscient, allant de la mémorisation exacte et précise, à l’oubli le plus absolu, en passant par la gamme nuancée des souvenirs vagues, approximatifs, erronés ou niés — impose comme œuvre d’art le souvenir d’une œuvre d’art qui se substitue à l’œuvre elle-même.

Ce principe général, applicable à tous les arts, m’a permis d’envisager, pour l’instant dans l’hypergraphie, des œuvres dans lesquelles les places laissées vides par l’effacement des signes étaient comblées par des points de couleur que des flèches rattachaient à quelques brèves descriptions de la mémorisation d’un matériel qui avait figuré à ces emplacements (1).

Dans un second temps, en des réalisations différentes, j’ai amplifié l’importance de ces souvenirs en les transcrivant sur la toile ou en les enregistrant sur bandes magnétiques de manière à faire correspondre leur évocation, par une numérotation ou un minutage, selon le cas, à des segments polythanasés de l’hypergraphie qui étaient mis entre parenthèses dont les couleurs variaient selon le caractère de la mémorisation (2).

La polythanasie partielle du matériel de ces ensembles détermine, au sein d’une même œuvre, une confrontation entre les parties mémorisées et les parties réelles, non détruites, qui me paraît représenter une zone d’interpénétration singulièrement concentrée des expressions hypergraphiques, quasi-anti-hypergraphiques et anti-hypergraphiques.

J’ai ensuite, généralisé l’emploi du souvenir à la totalité des secteurs de l’œuvre ou à l’œuvre complète, considérée globalement. La traduction sur une bande magnétique de mes propres souvenirs au sujet d’un accomplissement formel disparu (3); les transcriptions multiples et souvent contradictoires, livrées par des tiers, du souvenir qu’ils ont conservé, chacun, d’une autre œuvre disparue (4); ou, encore, la notation, à des dates différentes ou régulières, des témoignages sur une œuvre, qui montraient, dans le temps, les degrés de la disparition du souvenir, de sa perte de précision, avec, peut-être, une stabilisation à long terme sur une image concentrée et grossière ou la disparition de l’œuvre dans l’oubli le plus absolu; toutes ces réalisations, dis-je, qui se fondent sur le remplacement de l’œuvre d’art par le souvenir de l’œuvre d’art, doivent se perpétuer en tant que telles comme des œuvres anti-hypergraphiques.

En ce qui concerne l’hypergraphie de base, sujet des mémorisations, après avoir rempli son rôle, elle doit disparaître totalement et peut être exposée à proximité des anti-hypergraphies, à jamais à l’abri des regards, à l’intérieur de ce qui la dissimule, comme un sac, un paquet ou un bloc de ciment, à moins que l’auteur ne préfère l’éliminer à jamais, par des procédés plus définitivement et plus totalement destructifs, comme l’incinération ou la réduction en miettes.

Naturellement, les souvenirs qui remplaceront dorénavant l’hypergraphie pourront, à leur tour, être détruits par tous les moyens polythanasiques possibles dans le but de créer, à leur tour, des échecs de mémorisations ou des mémorisations avortées, comme dans Je ne sais pas, j’ai oublié (Editions Psi, 1974), mais ils peuvent, également, en étant eux-mêmes soumis à de nouvelles mémoires, s’imposer comme les bases d’une mémorisation d’une mémorisation.

Malgré l’aspect impossible, presque immatériel, de ces expressions, j’imagine très bien des collectionneurs intelligents, amateurs d’émotions esthétiques inédites, acceptant, au nom de la création, d’acquérir, comme œuvre d’art, leurs propres souvenirs, authentifiés par moi et certifiés comme tels, d’une réalisation qu’ils n’auront vue qu’une fois, durant les quelques instants qui suffisent pour qu’ils s’en imprègnent de manière à pouvoir témoigner, toute leur vie, et après, de son souvenir (5).


Roland Sabatier (Mars 1974)


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1-.Souvenirs d’une hypergraphie (1971).

2-.Une toile de cette série, intitulée Essai de mémorisation des parties polythanasées de l’hypergraphie, est la propriété de Jean-Paul Curtay depuis le 5 juillet 1974.

3-.Je me souviens (anti-hypergraphie), Ed. Psi, 1974.

4-.Comme dans Souvenances, suite pour x mémoires, œuvre collective en cours de réalisation depuis le 9 juillet 1974..  L’exposition de ces souvenirs permettrait aux amateurs de reconstituer par la pensée l’œuvre originelle – ou, du moins, d’en établir la synthèse des éléments qui ont marqué les mémoires – en pratiquant l’analyse et le dépouillement des contenus du thème, des éléments, des mécaniques et des rythmes mémorisés par chacun des participants.

5-.-Ce chapitre consacré à la Mémorisation esthétique, rédigé en mars 1974, a été publié dans Situation de mes apports dans la polythanasie esthétique, pp. 35-37, (éd. Psi, 1974). il a été repris dans les numéros 31, 32, 33 (Juin-Septembre 1974) de la revue Lettrisme, sous le titre de La Mémorisation esthétique et les anti-hypergraphies fondées sur le souvenir des hypergraphies, suivie de Je me souviens et de Je ne sais pas, j’ai oublié, puis dans Le Lettrisme : les créations et les créateurs, de Roland Sabatier, Ed .Z’Editions, Nice 1989 (p.146). Par ailleurs, ce même texte, accompagné d’un certain nombre d’œuvres et d’enregistrements sonores, a été présenté dans l’exposition personnelle de l’auteur L’hypergraphie (n’)est (plus qu’)un souvenir, réalisée dans le cadre de la « galerie La valise », du 26 novembre au 10 décembre 1974, à la Galerie Mony Calatchi.

(ARC 74-123)







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L’hypergraphie (n’)est (plus qu’) un souvenir, 1974, présentée dans le cadre de la « galerie La valise », du 26 novembre au 10 décembre 1974, à la Galerie Mony Calatchi.