ROLAND SABATIER lettrisme

 
 

Au premier regard, la disparité des formes proposées ainsi que des moyens mis en œuvre pour leur réalisation n’apparaît pas, tant elle est atténuée, gommée même, par des traits communs qui fondent leur unité: chacune comporte au moins une toile, toujours recouverte d’un même ton noir suggérant la perpétuation du tableau des écoles, dont le côté gauche, marqué de courts traits horizontaux, superposés et diversement colorés, semble symboliser les marges ou les débuts des lignes d’un cahier.  Chaque fois un texte manuscrit recouvre le support, transcrit d’une main maladroite en blanc avec pour objectif de poser ou d’expliquer une problématique artistique particulière. En complément, différents objets dont le choix dépend du thème et, surtout, de la forme esthétique considérée.

Car ces œuvres, avant d’être pédagogiques, sont d’abord hypergra-phiques pour certaines et infinitésimales pour d’autres, c’est-à-dire qu’elles explorent les territoires formels inédits constitués, d’un côté, par l’art de l’immensité des signes de la communication, de l’autre, par celui des expressions virtuelles ou imaginaires. Leur intérêt majeur tient de ces qualifications par rapport auxquelles l’expression pédagogique ne représente qu’une plus-value thématique, elle-même originale, en tant qu’elle est nourrie des conceptions les plus avancées de la réflexion sur l’Art.

Même si le propos de l’artiste est ailleurs, nimbé dans une esthétique, ces œuvres me semblent être en correspondance avec les formules mathématiques d’Isou qui, brassant toute la culture créatrice, en embrasse, au travers d’étonnantes, curieuses et presque magiques notations, son universalité. À sa manière, Sabatier est quelque part dans une même idée : il inclut dans son rôle ce même travail de systématisation. Ses schémas, ses directives, ses réinterprétations réduisent à l’essentiel d’une structure opérante une somme immense de Savoirs particularisés. On le voit, et comme il le dit, il nous fait passer par où, lui-même est passé et, c’est là que, le rejoignant, nous nous retrouvons avec lui, pour partager à la fois son formalisme et les conceptions sur lesquelles celui-ci s’appuie. 

Cela se perçoit face au gigantesque schéma de 35 mètres de long qu’il a conçu, en 1993, à la XLV Biennale de Venise pour présenter les arts visuels du Lettrisme par une mise en scène de leur position historique et de leurs acteurs. D’un simple point de vue autoptique, cette œuvre nous découvrait 30.000 ans d’une évolution fluide et organisée des fils séculaires, techniques et esthétiques, jusqu’alors emmêlés, à la fois de l’écriture, du roman et de l’art plastique.

Ce qui pourrait le mieux caractériser ces œuvres, c’est qu’elles représentent plusieurs manières de cours sur l’Art. Des cours donnés, hors des voies habituelles, par les œuvres elles-mêmes, et cela en tous lieux où elles sont montrées. Chacune « parle », en incluant dans ce qu’elle est, à savoir un dépassement précis dans une évolution déterminée, des tentatives d’explications de ce dépassement. Souvent, elles se jouent du passage d’un art à un autre pour aboutir, dans l’art infinitésimal, à l’établissement de correspondances avec les différentes configurations formelles passées. Ainsi, dans Réinterprétation infinitésimale d’une œuvre expressionniste, à partir d’un arrangement d’éclairage intense, il propose la possibilité de l’existence d’une œuvre in-imaginaire déformée, monstrueuse et fantastique, caractéristique de l’exploration « expressionniste » de cet art.   Ailleurs, il occulte une de ses réalisations de multi-écritures par une projection de confettis colorés qui suggèrent le dépassement de cet art par un défilement vertigineux de représentations brèves pour construire un super-ensemble mental d’une densité extraordinaire, inconnue à ce jour. Dans Démonstration sur l’hypergraphie, il juxtapose des pages d’écritures alphabétiques à plusieurs de ses croquis « à vue », de nus ou de plâtres antiques, qu’il avait exécutés en 1958-1959 aux Beaux-Arts de Toulouse, pour établir un complexe de bi-écriture qui, échappant aux spécificités propres, à la fois, des dessins figuratifs et de la simple transcription, s’affirme comme ressortissant de l’univers de l’art des signes. Abordant dans un autre cas le cinéma, il explique la nécessité pour cet art de s’accorder à l’évolution moderne des autres cadres formels et, comme exemple de ces « aberrations » que l’art filmique exige, il édifie un déroutant Film de bouts de ficelles. D’autres réalisations nous font découvrir des concepts inédits dans l’art : L’œuvre-surprise, l’Homologie formelle, la participation du public à son Musée Lettriste aménagé dans une caravane à l’initiative de Jack Lang, sa Démonstration dont les points, les lignes et les surfaces sont figurés par des perles de bois, ou, encore et par-dessus tout, sa monumentale Somme hypergraphique qui, en rapport avec l’ensemble des arts visuels, procède à l’inventaire complet des modalités d’organisations des multi-signes. Parfois son action didactique s’accomplit à travers la critique, comme dans le cas de l’une des propositions de Joseph Beuys dont il reprend sans le désigner, mais sous le titre explicite de What about plastic art creation ?, le dispositif pour le « corriger », démontrant ainsi, contre l’erreur dialectique de l’artiste allemand, les multiples possibilités des emplois précis de l’objet figuratif dans les arts visuels passés ou présents.

(Mirella Bandini, Extraits de la préface publiée dans le catalogue de l'exposition)

 


Roland Sabatier

OEUVRES DE PEDAGOGIE ESTHETIQUE

1988-1990

Fondation du doute, Le Pavillon, Blois

Exposition du 8 novembre 2013 au 9 février 2014

LA (CERTAINE) IMAGE DU CINEMA DE ROLAND SABATIER


Projections organisées dans le cadre de l’exposition de Roland Sabatier Œuvres de pédagogie esthétique (1988-1990)

Du 9 novembre 2013 au 9 février 2014

FONDATION DU DOUTE / BLOIS

PAVILLON DES EXPOSITIONS TEMPORAIRES


PROGRAMME

Movies, l’autre, 1969. Film infinitésimal en exposition permanente dans la salle de projection. (Encre sur papier, 65 x 55 cm). Dans ce film « tout ce qui bouge » suggère les images et les sons d’une œuvre filmique imaginaire totalement ouverte et pour toujours à la participation du public. Le mouvement des spectateurs se substitue ici à celui du cinéma en mouvement.


Le Songe d’une nudité, 1968. 16 m/m, N&B et couleur, 19 minutes. Ce film est essentiellement composé de longues séquences de pellicules détournées, altérées et en partie abrasées, et entrecoupées de brefs passages de manifestations en faveur du Soulèvement de la jeunesse tournés dans Paris et de négatifs montrant un personnage aux prises avec une attente vaine. Outre la destruction des images, son intérêt principal réside dans la proposition d’une bande sonore qui est, elle-même, mise en abîme au point de ne plus laisser subsister que quelques phrases, des mots détachés ou des syllabes séparées rendant celle-ci en partie mutilée.


No movies, 1968. Vidéo couleur, 19 minutes. Ce film offre un plan ininterrompu de l’image réfléchie dans un miroir d’une jeune femme pensive. Le son se construit autour de l’énonciation lancinante, également ininterrompue, dérivée d’extrapolations ou de dénaturations du mot « image ». Par le mono-signe, ce film explore l’expression de la mise en doute du cinéma fondé sur les multi-écritures visuelles et sonores.


Évoluons (encore un peu) dans le cinéma et la création, 1972. Film 16 m/m, couleur, 25 minutes. Sur des images banales visant à illustrer potentiellement un aperçu des thématiques envisagées par le cinéma passé, ce film hypergraphique propose dans la bande sonore la description minutieuse de l’ensemble des signes qui au lieu d’être inscrits sur les images sont ainsi donnés en dehors d’elles. Au spectateur d’assurer mentalement la jonction de ces deux expressions. Pour Isidore Isou, la bande-son de cette réalisation « nous laisse espérer une existence faite de simplicité édénique, mais inabordable dans le dépassement du texte des nombres, symboles des relations qui nous emprisonnent. Ce film ouvre de hautes possibilités de développement et d'épanouissement ».


Esquisses, 1978. Film vidéo, sans image, sonore, 32 minutes. Un film qui veut exister mais qui n’y parvient pas ! Construit autour de « Savoir », « Devoir », « Pouvoir » et « Vouloir », cette réalisation sans image se préoccupe de toutes les modalités, positives et négatives, énoncées verbalement, dans un crescendo précipité, de l’inexistence du cinéma. Ces dernières agissant à son encontre comme autant de motivations anéantissantes.


Je ne cherche pas un Isou parfait, mais je trouve un Isou meilleur (1978). Film vidéo, 32 minutes. Le film se constitue d’un ensemble de plans fixes en noir et blanc en rapport avec la vie et l’œuvre d’Isidore Isou, le créateur du Lettrisme, dont les images sont partiellement déchirées ou mutilées. Ces dernières servent de base à un développement sonore énonçant des termes synonymes de l’insuffisance, de l’altération, de l’imperfection, de la fragmentation ou de l’appauvrissement. Ce film « infinitésimal raté et inachevé » donne à réfléchir sur les grandeurs et les misères de la créativité.


Regarde ma parole qui parle le (du) cinéma (1982). Film vidéo, 46 minutes. Ce film relate dans la bande sonore l’histoire d’un cinéaste qui, laissant vagabonder son imagination, rêve à un cinéma futur tout en se remémorant les grandes scènes du cinéma passé qui lui sont suggérées par certains actes de la vie quotidienne se déroulant devant lui. Sans relation avec ce récit et en guise d’images inexistantes se succèdent sur l’écran les définitions techniques de tous les cadrages et tous les mouvements opérés par une caméra dans la réalisation cinématographique auxquelles s’ajoutent quelques photos emblématiques de cet art. Ce film est un hommage au cinéma de tous les temps.


Quelque part dans le cinéma, 1982.  Film vidéo sans image, sonore, 28 minutes. L’auteur décrit lui-même cette œuvre comme un « film, qui parle, sans jamais en montrer le moindre signe, de toutes les particularités d’une narration hypergraphique destinée à se perpétuer en tant que telle sous une forme exclusivement verbale ». En ce sens, cette œuvre radicale se présente comme un film anti-hypergraphique, ou comme une réalisation hypergraphique réduite à une conférence relative aux valeurs de ce genre nouveau de narration.


Mise en place de rires justes dans une société injuste, 1985. Film vidéo, 27 minutes. Des contrepèteries entrecoupées de rires et adaptées aux célébrités de l’époque sont offertes comme de simples tremplins à la conception mentale des images, des plans et des sons virtuels situés au-delà de toutes les beautés concrètes. Insolite et forcément désopilant !


Œuvres pour chiens, 1991.

Film vidéo, couleur, 51 minutes. Film documentaire sur l’exposition de Roland Sabatier, Œuvres pour chiens, organisée à la Galerie Artcade de Nice du 25 sept. au 2 nov. 1991. Dans le cadre du vernissage de la manifestation, où les chiens nombreux, conduits par leur maître et les pompiers de Nice, affluent pour admirer ou réaliser les œuvres présentées, ce reportage intègre Le Fichier des chiens perdus dans la réaction culturelle et l’Œuvre de pédagogie esthétique pour canins réalisée par l’auteur. Les chiens à l’assaut de l’art officiel à Nice !


Pour-Venise-quoi ?, 1994.

Film vidéo, 45 minutes. Tout en achevant le film qu’ils ont réalisé, un couple dialogue interminablement au sujet de l’amour, de la vie, de la société et de la photographie. Au cours d’une exposition d’un artiste du groupe lettriste, le jeune homme est abattu et meurt juste après avoir demandé à sa compagne de terminer son œuvre. L’image s’ajuste à ce déroulement pour n’en visualiser que des parties infimes tandis que leurs paroles sont accompagnées d’énonciations chiffrées pour suggérer les distances qui séparent les protagonistes dans l’écoulement temporel de la réalisation.


Propriété d’une approche, 2008. Film vidéo sonore et en couleur, 38 minutes. La bande son est construite à partir d’une communication faite par l’auteur à un colloque de Cerisy-La-Salle. Elle rend compte des échanges établis de 1946 à 1966 entre André Breton, le créateur finissant, et Isidore Isou, le créateur qui arrive, soucieux d’obtenir l’adhésion du premier pour la défense des conceptions esthétiques et politiques dont il est porteur. La section visuelle, proposée en discrépance, tente de cumuler en son sein toutes les formes existantes, banales ou détériorées, ciselées, hypergraphiques, infinitésimales et excoordistes de l’histoire de la photographie.

(Programmation établie par Anne-Catherine Caron)


FONDATION DU DOUTE / ECOLE D'ART BLOIS AGGLOPOLYS

LE PAVILLON  6, rue Franciade , 41000 Blois

Ouvert de 14h à 18h30 du mercredi au dimanche

Renseignements au 02 54 55 37 40. Lien : http://www.fondationdudoute.fr


Viisite floue (avec une répétition) de l'exposition sur You Tube : http://www.youtube.com/watch?v=IUHJK6g70-kI


Roland Sabatier: " Lorsque j'expose au Centre Pompidou je ne me demande pas si j'expose chez un ancien président de la République...", Entretien avec Anne-Catherine Caron sur "Lettrisme et Externité féminine : http://lettrismeexternitefeminine.blogspot.fr/








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Installation dans le Pavillon de La Fondation du doute, Blois (au fond "La somme hypergraphique" , 1989 (acryliques et collages sur soixante dix toiles juxtaposées, 10,35 x 3 mètres). Au premier plan, "What about plastic art creation?", 1990).

Image extraite du film "Regarde ma parole qui parle le (du) cinéma", 1982