ROLAND SABATIER lettrisme

 
 

Les photographies réunies dans cet ouvrage sont extraites d’un ensemble plus vaste, réalisé vers la fin de l’année 1964 pour constituer un des éléments visuels de la colonne « décorative » de ma pièce de théâtre à impliques, Graal ou la leçon des Rois, qui fut publiée, le 1er octobre de la même année, dans le n°4 de la revue Ur, et où, sans avoir été reproduites, elles apparaissent, entre de nombreuses autres propositions de photos et de plans filmiques ciselés, sous les termes de « images ciselées (les portraits des lettristes) » ou « Photos ciselées (…) montrant les portraits des lettristes ».


Depuis, certaines ont été publiées ou présentées en plusieurs occasions – des fragments de certaines, par exemple, forment la matière des décors hypergraphiques de l’opéra, Déclaration, de 1966 - et, finalement, exposés ensemble dans le cadre de l’exposition collective, La Photo lettriste et hypergraphique, qui eut lieu plus tard, en 1987, à la galerie Galerie D’Anvers de Paris.


À l’époque de leur conception, je connaissais déjà la loi de l’amplique et du ciselant et, renseigné de l’état de l’évolution de cet art au-delà de Man Ray, par l’accès, d’abord, aux images ciselées du Traité de bave et d’éternité, de 1951, et des neuf photos peintes d’Amos, de 1952, d’Isidore Isou, ensuite aux différents clichés que Maurice Lemaître avait réunis en 1953 sous le titre de Slogans du groupe isouien, et à quelques autres de ses photographies plus récentes, j’avais déjà intégré l’idée que l’authentique art du cliché sera celui où, nécessairement, la copie du réel sera, sinon la moins visible, du moins la plus mutilée. Cet approfondissement intériorisé poursuivi jusqu’au néant nécessitait ensuite d’être relayé, recommencé, introduit à un autre niveau, dans le système hypergraphique où le cliché s’appréhende comme un média connoté ou comme un simple signe idéo- ou phraséo-graphique.


Je note qu’avant même de commencer cette série de photographies, j’avais déjà achevé la réalisation de plusieurs « rayogrammes » hypergraphiques dont cinq d’entre eux sont parus, en octobre 1964, dans un recueil intitulé La Bouche.


En abordant mes portraits, mon dessein visait le respect de cette ligne évolutive et, en même temps, le désir de me différencier de mes prédécesseurs. Ce sera par le recours à une technique particulière de collage, ignorée ou non par mes devanciers, mais non mise en œuvre dans leurs propositions, que j’entrepris cette suite dans laquelle je souhaitais, par le biais du plus grand nombre de techniques, combiner ciselures et transcriptions hypergraphiques en des arrangements très denses.


Le point de départ de ces œuvres dérive de clichés noir et blanc de format 6x8, antérieurement pris par moi-même avec un Kodak à soufflet sur lesquels figuraient en négatif, outre les portraits de différents artistes du groupe lettriste de l’époque, des scènes familiales et des vues de monuments ainsi que certains tableaux que j’avais réalisés précédemment. Sur chacun d’eux et tout en veillant à ne pas recouvrir les visages, j’ai, en certains endroits, effectué des ciselures à l’aide d’un grattoir et, en d’autres, transcrit des signes et des écritures – alphabétiques inversées, braille, etc. – à la gouache blanche et à l’encre noire plus où moins diluée afin de créer des transparences.


Les négatifs ainsi modifiés furent ensuite fractionnés en des parties de tailles variables puis collés à l’aide d’un adhésif translucide, souvent en de multiples superpositions et en des arrangements souhaités, au revers de films 6X8 et 6X6. Dans certains cas, quelques-uns d’entre eux ont été complétés sur ce dernier support par des apports supplémentaires.


Les positifs ont été tirés sur papier à partir de ces négatifs peu orthodoxes, à l’origine directement par moi-même, ensuite par Augustin Dumage qui, du moins à l’époque, était le photographe attitré de la galerie Stadler.


Bien qu’assez conforme à mes souhaits, le résultat, tant technique qu’esthétique, s’élevait bien au-delà de ce que j’avais imaginé : les ciselures grattées ou incrustées et les transcriptions relâchées, les chevauchements partiels, les croisements et autres retournements s’enchevêtraient autour des visages et autres détails préservés en faisant apparaître la densité des ensembles hypergraphiques.


Si, du fait des équivoques et du manque de clarté, ces effets conduisent inévitablement à un durcissement généré par une multitude de proximités de plans, ils produisent également une impression d’accessible-inaccessible, de proche et de lointain, qui obsède celui qui les regarde. A ce traitement, la figure perd son naturel, mais gagne en contrepartie une consistance, quelque chose comme une profondeur psychologique qui, dans la compréhension neuve de la nouvelle écriture, est contrainte de dépasser la reproduction simple pour la description complexe.


Roland Sabatier

Juin 1987


Texte publié en préface de « Photos des portraits et autres », contenant un ensemble de vingt-sept photographies hypergraphiques, éd. Ac quAvivA, Paris, 2011.







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PHOTOS DES PORTRAITS ET AUTRES (1964)