ROLAND SABATIER lettrisme
ROLAND SABATIER lettrisme
ROLAND SABATIER:
WHAT ABOUT PLASTIC ART CREATION?
Cet entretien de Roland Sabatier avec Philippe Scémama, directeur de la Galerie Artcade de Nice, a été réalisé en 1991 à l’occasion de la SAGA 91 dans le cadre de laquelle Roland Sabatier exposait chez Eric Linard, Lito-Paris, Les Editions GDL, Richard Meier et les Editions Partcours de la Galerie Artcade. Il est paru, en 1991, dans ARTHEMES (N°spécial SAGA).
PHILIPPE SCEMAMA — Le Lettrisme s'impose de plus en plus comme un mouvement historique mais, au fur et à mesure qu'on découvre l'importance et la portée de ses créations, il semble qu'on le considère aussi comme une totalité fermée sur elle-même. Qu'en penses-tu ?
ROLAND SABATIER — Un mouvement culturel historique est un mouvement qui s'inscrit dans l'histoire, mais c'est aussi, et en même temps, un mouvement qui contribue à faire l'histoire. Dans le sens où ses apports incarnent des moments essentiels dans différents domaines, il devient juge de ce qui est inutile ou insuffisant. Le lettrisme apporte des solutions qui rencontrent une adhésion certaine dans le monde entier. Mais, pour l'instant cette adhésion concerne des apports différents selon les milieux. Certains disent qu’il n'y a que la peinture qui les intéressent, d'autres le cinéma, d'autres encore affirment que c'est l'économie nucléaire, mais personne,aujourd'hui, en dehors des lettristes eux-mêmes, n'a une vision complète des apports réels de ce mouvement. Alors,quand on ne saisit pas un ensemble, on dit que c'est une totalité ou une idéologie. Mais, en réalité, il n'y a pas de totalité lettriste, c'est-à-dire qu'il n'y a pas, comme on l'a vu avec le marxisme, le freudisme ou le surréalisme, la prise de pouvoir d’une création déterminée dans un secteur sur l’ensemble de la culture. Le Lettrisme n’a jamais fait ça. Au contraire, il est attentif à ce que chaque discipline évolue en elle-même, librement, à partir de ses composants et en fonction de ses buts, pour révéler ses richesses possibles.
Le Lettrisme, c’est simplement des apports précis, complémentaires et en harmonie les uns par rapport aux autres, dans les différents domaines de la culture. En fait, c’est la continuation positive de ce qui s’est passé de positif depuis l’origine de l’humanité, sans quoi nous en serions restés au stade des sociétés primitives.
P.S. — Le Lettrisme est-t-il fermé sur lui-même comme l’affirment ses détracteurs ?
R.S. — Toutes les créations regroupées sous le terme générique de « lettrisme » sont fondées et justifiées par la création. Ce mouvement d’idées est donc fondamentalement ouvert à toutes les créations passées, présentes et à venir. Mais cela implique qu’il est fermé à tout ce qui n’est pas la création et hostile à toutes les escroqueries intellectuelles qui se font passer pour des créations alors qu ‘elles ne sont que la reprise, sous des formes déguisées ou altérées, de créations anciennes que, justement, le Lettrisme prétend dépasser. Le problème, c’est de faire progresser la connaissance et non de piétiner ou de tromper les gens en revenant en arrière, vers des imitations dégénérées de structures dépassées. Cette critique a été adressée à tous les groupes novateurs. Les impressionnistes ou les cubistes étaient, dans ce sens, exclusifs. L’existence de leurs apports et l’affirmation de leur importance excluaient les prétendus apports des pompiers sous-romantiques puissants de leur époque qu’ils jugeaient réactionnaires et inutiles. Mais, venant du Lettrisme, cette exclusivité est relative, car si les cubistes croyaient que la création était un aboutissement au nom duquel ils refusaient tout dépassement, comme l’art abstrait, dada et le surréalisme, les lettristes restent ouverts au futur. En fait, nous disons : — le Lettrisme ou mieux, mais pas moins. Mais il faut être conscient que pour aller plus loin il sera nécessaire d’assimiler l’étape représentée par le Lettrisme, comme pour aller au-delà de l’Impressionnisme et inventer le Cubisme, il aura fallu la leçon de Monet qui, pourtant, longtemps, a été rejeté par ses contemporains. On ne peut pas créer si l’on n’a pas une connaissance complète et juste des créations antérieures. De la même manière, on ne peut apprécier une création nouvelle tant qu’on n’a pas assimilé complètement les créations antérieures .
P.S. — Comment peut-on caractériser les conceptions du Lettrisme dans la peinture et les arts visuels?
R.S. — Elles se situent à deux niveaux, tous deux formulés par Isidore Isou dès 1945-1950. C’est d’abord une conception esthétique, c’est-à-dire une réflexion sur l’art, où le Lettrisme propose une vision organique limitée aux composants formels, une évolution et une finalité précises qui expliquent l'originalité des écoles passées et présentes. C'est ensuite l'apport proprement formel constitué par les formes hyper-graphiques, basées sur l'intégralité des signes de la communication, et par les formes infinitésimales ou virtuelles générées dans le mental des amateurs à partir de notations imaginaires.
P.S — Tu dis que ces deux formes, qui sont d'ailleurs les cadres constants de ton oeuvre depuis 1963, sont des arts nouveaux et non de simples écoles dans l'histoire de la peinture,comme le cubisme ou le dadaïsme. Comment expliques-tu cela ?
R.S — Si des arts différents existent, c'est parce que chacun est fondé sur des composants différents. On a les gestes non conceptuels pour la danse, les notes pour la musique, les mots pour le roman, etc. L'art hypergraphique et l'art infinitésimal dont les fondements sont respectivement les signes et les virtualités ne peuvent pas avoir de rapport avec la peinture dont le fondement est le seul objet figuratif. Ce sont des arts différents, alors que le classicisme, l'impressionnisme ou l'abstrait ne sont que de simples écoles de la peinture ; ils ont en commun le même objet figuratif qu'ils envisagent sous des angles différents. D'ailleurs, en plus des moyens de réalisation spécifiques de la peinture, qui servent à noter les signes, l'hypergraphie embrasse tous les moyens de la communication, depuis l'imprimerie, le disque, le cinéma,jusqu'aux ordinateurs et les satellites.
P.S — C'est donc cette notion d'arts nouveaux qui explique la multitude de styles différents qui compose ton oeuvre et celle des autres artistes du groupe.
R.S — Il faut forger toutes les oeuvres représentatives de la richesse de ces arts. Cela signifie la nécessité de réaliser des oeuvres belles et raffinées, comme toute expression esthétique à ses débuts, mais aussi les oeuvres hermétiques, puis anéantissantes, qui sont les équivalents des réalisations de Tzara, Duchamp ou Joyce dans leurs disciplines. Tout ce que j'ai fait témoigne de cette exploration et tente de se positionner par rapport aux possibilités d'expression de l'art hypergraphique et de l'art infinitésimal en considérant, d'une part, ce qui a déjà été fait, et, d'autre part, ce qui reste à faire.
P.S — Au cours de tes conférences, parviens-tu à faire partager cette vision d'arts nouveaux ?
R.S — En elle-même, oui. Mais ceux auxquels je m'adresse manquent de bases sur la création, sur l'art en général, sur ses buts, ses constituants et ses rapports avec les autres branches de la culture. Alors, chaque fois, je suis contraint de remonter aux écritures primitives, non esthétiques, d'expliquer, à partir d'elles, la formation conjointe du roman et de la peinture, de démontrer ensuite l'évolution de l'art plastique avec la définition de ses différentes écoles constructives et destructives passées jusqu'à l'anti-figuratif et le Dadaïsme, pour enfin arriver à la nécessité irréversible des apports du Lettrisme.
P.S — Dans ce schéma constructif et destructif certains voient une réinterprétation abusive de l'histoire de l'art au profit du Lettrisme.
R.S — Christian Bernard, qui dirige la Villa Arson, m'a dit cela un jour où je lui exposais cette conception. Il m'a jeté que c'était une herméneutique. Mais il ne voit pas que ce schéma envisage l'art en lui-même, en tenant compte des nécessités organiques de ses éléments spécifiques et de ses buts propres par rapport aux buts des domaines non-esthétiques, alors que les schémas passés, de Platon jusqu'à Heidegger envisageaient l'art en fonction de buts extérieurs,appartenant à d'autres disciplines, comme la conformité au réel, le goût subjectif, la raison, la lutte des classes, l'inconscient, le patriotisme, la sociologie, etc. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle la compréhension de l'art est si arriérée aujourd'hui. En réalité, la conception lettriste de l'évolution de l'art, qui est anti-totalitariste et anti-confusionniste, pose le problème de l'authenticité et de la valeur de l'art actuel. Et, cela dérange des personnes qui ont construit leur vie sur des expressions que cette conception écarte. Ils se défendent en ne voulant pas voir l'histoire comme une évolution, mais comme une suite sociologique de moments distincts les uns des autres. Ce qui leur permet d'ajouter n'importe quoi à ce qui est, sans avoir à le justifier. Ces gens sont dangereux, car, non seulement ils propagent des réalisations arriérées, mais, en plus, en dissimulant les véritables conceptions novatrices de leur temps, ils aliènent les amateurs sincères et entravent l'évolution de toute une génération.
P.S. — Comment expliques-tu que le Lettrisme ne soit pas mieux considéré, aujourd'hui, par les institutions, les musées et les critiques ?
R.S — Une expression créatrice est sans complaisance et, contrairement aux phénomènes de mode, elle pénètre lentement, mais de manière durable, en même temps qu'elle forme les gens qui la défendent en la faisant admettre comme nécessaire. Plusieurs oeuvres figurent déjà dans des musées, à Saint Etienne, au Paul Getty de Los Angeles, au Musée d'art Moderne de New York, etc. Une rétrospective importante a été consacrée à ce mouvement, en 1968, au Musée d'art Moderne de Paris. Mais, c'est vrai, le Lettrisme n'est encore pas bien représenté. Je crois que les raisons tiennent à la nature, à la fois de ses créations et du milieu. Tout apport authentique représente le dépassement d'un acquis qui, lui-même, est plus ou moins bien assimilé par les différents publics. La valeur nouvelle qui incarne un dépassement ne peut donc pas être jugée par ceux qui sont laissés en arrière,et il faut du temps, c'est-à-dire de l'éducation, pour que le public s'ajuste. Même les plus grands spécialistes, comme Picasso ou Kandinsky, ont été dépassés par des mouvements plus profonds. Comment veux-tu que des critiques, des directeurs de musées, qui ne sont même pas Picasso ou Kandinsky ne soient pas dépassés. Je me souviens d'un article de Otto Hahn, paru avant 1980, qui témoignait de ce problème. Ce critique expliquait que le groupe surréaliste était encore, à cette époque, accusé d'être un bric-à-brac littéraire et il insistait sur le fait que l'Etat n'avait jamais acheté une oeuvre de Max Ernst. A cette date récente il rapportait qu'on discutait encore l'acceptation de la dation de cet artiste et sur les huit oeuvres offertes, l'Etat n'en a accepté que trois. Les acquisitions de Marcel Duchamp qui figurent à Beaubourg datent d'une dizaine d'années seulement, alors qu'elles existent depuis 1916 et qu'entre temps, les autorités culturelles ont dépensé des fortunes pour introduire des imitateurs de ce créateur dans les collections publiques. Il y a énormément d'ignorance, non seulement du Lettrisme, mais des fondements mêmes de l'art, de la notion de création, et ce sont ces manques qui entravent la prise en considération des apports de ce mouvement. Quelqu'un comme Ben qui dit que le Lettrisme est important et historique m'a affirmé en public que le Lettrisme copie les hiéroglyphes égyptiens. Tu te rends compte du problème il parle aujourd'hui du Lettrisme comme les réactionnaires d'hier parlaient du Cubisme ou du Surréalisme en reprochant à ces écoles de copier l'art nègre ou les dessins de malades mentaux. Tu vois où nous en sommes. Même lui, qui semble informé et qui, comme sous-dada, devrait être plus avancé que Bernard Buffet, confond encore l'art et les pratiques utilitaires, magiques ou empiriques
P.S — Tu accordes une grande importance à la formation au point qu'une de tes expositions récentes s'intitulait « Oeuvres de pédagogie esthétique ». Ici, à la Saga, une réalisation comme What about plastic Art creation ? témoigne encore de cette préoccupation. La référence à Beuys y est très explicite.
R.S — J'ai utilisé une référence largement connue pour avoir été reproduite dans la presse internationale. Elle est intéressante dans la mesure où elle incarne l'exemple même de la confusion actuelle, défendue par les institutions, la presse et les universitaires, qui fausse la compréhension de la peinture en égarant les amateurs vers des voies erronées. En fait,c'est un ready-made tardif, insignifiant, imité de Duchamp et de Man Ray, dont je reprends le dispositif général en le corrigeant, pour le transformer en une oeuvre nouvelle qui envisage les différentes manières d'utiliser les objets. C'est une leçon sur le rôle et la place de l'objet dans l'art plastique.